Réflexions à l’abbaye de Saint-Sixte à Westvleteren

Le matin de mon départ, le ciel se colore. Des traînées rouges intenses et des nuages de mouton. « Je me dis : « Quel beau début de journée », ou bien suis-je une romantique ? J’hésite. « Est-ce que c’est mauvais ? » J’hésite encore. « La vie est ce qu’on en fait », chantait Talk Talk en 1985. Et n’est-ce pas le cas ? N’avons-nous pas le choix de chercher la lumière, d’être ouvert au bien, même dans l’adversité ?

En voyage

Le train m’emmène d’Anvers à Wervik, presque à la frontière française, puis à Ypres. Une région parsemée de cimetières militaires, de mémoriaux et de panneaux d’information. C’est oppressant. C’était il y a longtemps et pourtant cela semble très actuel et proche.

Nous arrivons ensuite à Poperinge. De là, il reste encore six kilomètres de marche jusqu’à l’abbaye Saint-Sixte de Westvleteren. Mes bagages sur le dos, je me sens comme un pèlerin, un chercheur d’espoir, libéré pour un moment de tout ce qui est difficile.

Je traverse une zone rurale, salue des vaches et des moutons, photographie une petite chapelle contre laquelle pousse un énorme fenouil. Un spécimen éclatant, vigoureux à première vue, dans la force de l’âge. » Au revoir le fenouil, comme tu es beau, merci, maintenant je vais passer à autre chose ».

Au loin, j’entends la cloche de l’abbaye qui appelle les frères pour un nouvel office. J’entends donc l’abbaye avant de la voir, parce qu’elle est intégrée dans son environnement et que, bien qu’elle soit assez vaste, elle n’est ni très haute ni très voyante.

J’entends les cloches et je le ressens comme une invitation. Elles sonnent, fiables, à heures fixes, encore et encore, invitant tant les frères que les visiteurs.

 

L’agitation

Une fois arrivé, je me sens comme un « enfant dans un magasin de bonbons » ; je veux être partout à la fois, je me précipite à la bibliothèque mais ne peux choisir parmi tous les titres, je lis le livre que j’ai apporté, je lis les magazines disponibles dans la chambre d’hôtes, je m’assois sur le banc sous les arbres, je m’assois sur une chaise au soleil, j’écoute les oiseaux.

En même temps, cela me fait prendre conscience de ma profonde agitation. Je ressemble à une anémone de mer – mes tentacules se balancent au gré des courants, sont partout, touchent à tout. Mes pensées partent dans tous les sens, nerveusement. Les extrémités des tentacules se fatiguent. Je n’arrive pas à me concentrer, et c’est ici même que cela devient clair.

J’ai envie de me fondre au rythme quotidien du monastère. Comme autrefois avec la grande corde à sauter dans la cour de récréation, je me prépare à sauter dans le vide. À ce moment-là aussi, on savait qu’on faisait partie de l’événement.

 

Limitation des choix

Je soupçonne que le rythme bien structuré du monastère renforcera la paix en moi.

Et si c’est le cas, alors « La vie est ce qu’on en fait » n’est pas aussi peu engageant qu’il n’y paraît après tout. Oui, on en fait quelque chose, c’est certain. Et oui, on peut aussi s’amuser et ne pas se contenter d’être sérieux. Mais apparemment, limiter ses choix est une clé pour trouver la paix et la concentration. Pour trouver ses propres pensées. Pour entrer en contact avec une couche plus profonde à l’intérieur de soi.

Les frères vont très loin sur le chemin qui consiste à « limiter ses choix ». Le célibat et une vie sociale très limitée sont – de toute évidence- de grands sacrifices. On pourrait dire : le déni d’une partie essentielle de l’être humain.

Pourtant, ils sont convaincus que ce sacrifice est nécessaire. Pour trouver la concentration et pour avoir le moins de distractions possible.

 

L’église

Pour le premier office de prière, je m’assure d’arriver tôt à l’église. Parce que c’est de cet espace calme qu’émane la force. Le bâtiment est austère, les murs et le sol sont en briques, le plafond est en bois. Sa forme me rappelle celle d’un navire. A mi-hauteur, des vitraux bleu-gris, comme un large bandeau qui laisse danser les figures et les couleurs sur le mur opposé au gré de la lumière du dehors.

L’endroit est calme. Un silence palpable, imprégné des qualités d’un chant sans fin. De vieux mots comme humilité, modestie et révérence me viennent involontairement à l’esprit. Je n’entends pas ces mots dans ma vie quotidienne. Ils sont dépassés. Mais ils me viennent à l’esprit maintenant, et ils me touchent. Comme ils semblent avoir de la valeur dans notre monde compliqué.

Les frères commencent à entrer au compte-gouttes, vêtus de leurs robes blanches. Les portes se ferment doucement. Le silence règne. Avant de s’asseoir, ils s’inclinent devant l’image de Jésus en croix. Révérence, me dis-je.

En même temps, la protestante en moi s’éveille et dit : « Héla ! La croix devait être vide, en signe d’espérance, à cause du Dieu ressuscité. Oui, nous connaissons la souffrance, mais nous connaissons aussi l’espoir. Cela me semble si important. Encore et toujours l’espoir. L’espérance ».

Je regarde, j’écoute. Les tentacules de l’agitation se calment. J’absorbe.

 

Je prie

Et les frères chantent, et ils chantent, et ils chantent encore. Très peu de prières parlées. L’abbé invoque Dieu lorsqu’il dit « Aidez-nous Seigneur, car nous ne savons même pas comment prier ».

Cela me touche. Car qu’est-ce que c’est, prier ?

Méditer, c’est un mot que tout le monde connaît et qui, d’ailleurs, est généralement perçu comme positif. On se tait, on est tranquille, on accepte le flot de pensées qu’on ne peut arrêter, on se répète un texte (biblique). C’est précieux, pensé-je. Rechercher la paix, expérimenter ce qui se passe à l’intérieur de soi. Beaucoup de gens méditent. Nombreux sont ceux qui recherchent la profondeur.

La prière est un peu comme la méditation, mais elle est plus étendue. Parce qu’elle veut aller au-delà de soi-même en tant que personne, chercher le contact avec Dieu, faire de la place au monde qui nous entoure, aux personnes lointaines et proches qui en ont besoin.

Les frères prient et chantent également en cercle, invitant les visiteurs à se joindre à eux. Un grand cercle, où tous ont les mains en l’air. Il s’en dégage une force émouvante. Comme lors de notre culte, lorsque nous célébrons la sainte cène.

La prière. Pour commencer, vous arrêtez tout effort, en joignant les mains et en fermant les yeux. Ou, au contraire, on ouvre les yeux, on laisse entrer la lumière et les couleurs. Vous vous ouvrez ainsi au mystère, à ce qui vous entoure. Vous parlez à Dieu. Ou, au contraire, vous ne le faites pas. Un frère, à qui l’on demande ce qu’il dit à Dieu lorsqu’il prie, répond : « Rien. J’écoute ».

Mais l’essentiel est de chercher le contact avec le Divin. Et qui est-ce, ce Dieu personnel ? Quelle question difficile !

La journaliste Naeeda Aurangzeb a dit : « Dieu, c’est le silence entre deux mots ».De fait, lorsque les frères chantent, un silence s’insère à chaque fois entre les lignes et dure plus longtemps que prévu. Et quand un chant est terminé, il y a un silence. Et quand un texte biblique est lu, il y a un silence. Et lorsqu’un office de prière se  termine, il y a un silence.

Dans le silence, vous entendez les chants résonner dans votre tête. Cela crée une sorte de vibration dans votre être. Quelque chose qui vous meut.

Je me dis : « Vous êtes assis là ». Face à un mur austère. Hésitant, mal à l’aise, à la recherche de ce silence. Ce silence qui répond dans un doux murmure (Élie sur l’Horeb 1 Rois 19 : 11-12). Ce silencieux qui reste invisible.

« L’invisible, dit le frère, n’est pas un espace vide à remplir. C’est une réalité créée, éternelle ».

 

La création de communautés dans la Bible

Dans la Bible, on trouve déjà des références à des communautés de croyants. Par exemple, Actes 2 : 44 – 47. Les premiers convertis restaient ensemble et possédaient tout en commun. Ils vendaient leurs biens, distribuaient leur argent selon les besoins, allaient à l’église ensemble, mangeaient ensemble et louaient Dieu. Même à cette époque, l’importance en était reconnue, et je pense que nous gagnerions à prendre cela à cœur aujourd’hui.

 

Inspirer et expirer

La vie monastique, comme nous l’avons dit, a un rythme fixe. Cela me rappelle ce que le philosophe et écrivain autrichien Rudolf Steiner appelait « inspirer et expirer ». Steiner faisait référence à l’importance d’une alternance régulière entre l’effort mental et l’effort physique au cours d’une journée. Il était convaincu que cela était nécessaire pour qu’un être humain puisse vivre en bonne santé. Ne travaillez pas toute la journée sur votre ordinateur, mais ne travaillez pas non plus toute la journée avec vos mains. Alternance. Les frères s’organisent de la même manière.

 

Durabilité

La règle de Benoît (datant du VIe siècle) prescrit, entre autres, que les moines doivent avoir un régime végétarien, à l’exception d’un frère malade qui a besoin de récupérer. Il est incroyable de constater à quel point cette prescription est intemporelle, même aujourd’hui, et qu’elle peut servir d’exemple. Par sobriété et par respect pour le monde.

À Westvleteren, l’eau est également utilisée avec parcimonie, les produits d’entretien sont biologiques et les déchets sont triés dans les moindres détails.

 

Vivre ensemble

Les frères ne se choisissent pas. Ils ont été appelés et vivent ensemble pour cette raison. Je pense qu’ils ne se parlent pas beaucoup, mais il est fait mention des tensions inévitables entre eux. C’est quelque chose que nous connaissons tous et que je ne sais pas toujours comment gérer dans ma propre vie.

Les frères y font face en se rappelant sans cesse que chacun a sa place, une place. « Nous coexistons et c’est bien. Rappelez-vous que vous n’avez pas à vous préoccuper de ce que vous pensez que quelqu’un d’autre pense, ou pense de vous. Et vous ne devez pas non plus dépenser de l’énergie à penser à ce que vous pensez de cette autre personne. Parce que chacun a son espace, et c’est tout ce qu’il doit être ».

Quelle liberté ! Mais je pense qu’il s’agit là d’un exercice de vigilance permanent. Nous sommes toujours si prompts à juger, et les autres et nous-mêmes.

Pour conclure

Le jour de mon départ, je me rends au Laudes à sept heures du matin. C’est l’accueil du jour naissant, qui porte aussi attention à tous les êtres vivants. Je me mets en route vers la gare, saluant le monde et le nouveau jour en chemin dans la lumière du matin.

Je suis reconnaissante d’être venue ici et je me rends compte que l’ancienne tradition monastique s’appuie sur une grande sagesse. L’époque où les églises et les monastères étaient des bastions de pouvoir et de domination est révolue. Et c’est une bonne chose. Cela leur permet de se recentrer sur l’essentiel.

Il est évident que tout le monde n’est pas destiné à s’y engager. Mais espérons que les quelques personnes qui y sont appelées soient capables d’y persévérer et de partager leur expérience de façon permanente. Pour que leurs prières pour le monde aient un impact durable. Pour qu’elles restent une source d’inspiration pour ce qui est essentiel dans la vie et pour la manière de le mettre en pratique. Et pour que, encore et encore, les gens puissent se connecter à leur Source dans un monde silencieux.

 

Merci à tous les frères de l’abbaye de Saint-Sixte et au beau groupe de personnes avec qui j’ai visité l’abbaye.

 

Martine Meijers, in De Band sept. 2024, paroisses d’Anvers

 

 

Idées d’écoute ou de lecture :

Podcast radio Kerknet « Sint Sixtus Abdij Westvleteren » (en anglais)
Podcast VPRO Tegenlicht « Le Néerlandais en quête de sens ne cherche-t-il pas simplement Dieu ?

Le son du silence, écrit par Tomas Sjödin

 

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